L’ancienne ville de Chinguetti est séparée en deux. Une partie située sur une pente dunaire, c’est la vielle cité ; l’autre, plus récente, est construite en dessous de l’élévation. Une bande creuse, prolongement serpenté d’un lit d’oued, leur sert de frontière naturelle. S’y déversent les eaux de pluie lors des inondations cycliques. A l’orée de l’une et l’autre partie surgissent du sable, un peu en vrac, quelques palmeraies. La couleur verte de la végétation perle les extrémités ensablées de la ville auréolée de minarets. La ceinture d’arbrisseaux qui aurait dû protéger de la désertification ce lieu en décadence, devenu patrimoine universel, est un véritable fiasco. Le rêve d’un bouclier écologique dans le désert de Chinguetti s’est donc évanoui tel un mirage comme tant d’autres promesses non tenues dans ce pays.
La période de cueillette coïncide, comme partout ailleurs dans la région de l’Adrar, avec la saison d’été. Les dattes de Chinguetti ont, paraît-il, une saveur unique ; sa gastronomie aussi. Et la générosité des gens, qui coule de source, complète le cadre d’hospitalité, sans entorse aux règles de bienséance.
De toutes les espèces d’oiseaux les corbeaux noirs semblent jeter leur dévolu sur la ville à moitié ensevelie. Quelques nuées en survolent alternativement le ciel. Des membres de cette escadrille d’élite, à l’accoutrement sombre, déjeunent dans un déversoir, au creux d’une dune ; d’autres, perchés sur un arbre esseulé, croassent à quelques encablures du cimetière, situé en amont des habitations. Les couches de la nécropole se superposeraient, selon les gens du bled, jusqu’à trois niveaux. Une tombe pourrait donc en cacher deux. Les sépultures sont austèrement gravées sur de la pierre. L’Adrar c’est vraiment le royaume des roches; les agglomérations de galets se succèdent, sous toutes les couleurs, d’un reg à l’autre de cet océan de cailloux, véritable Eden terrestre du pavé.
A l’aune des vestiges de la vieille ville se mesure, avec chagrin, l’étendue de notre inconséquence. Notre indifférence au passé, à notre passé, met en relief les travers de notre rapport à la culture. Les toits en ruine des maisons en pisé témoignent de cette négligence du patrimoine ; une réalité sinistre que cristallise notre ignorance des faits de civilisation. L’état de désolation des façades en pierre taillée suscite la consternation de tout visiteur à l’œil sensible ou pourvu de conscience. Seule une âme incapable de sentiments, ou un esprit dépourvu de goût, peut ignorer les effets néfastes de cette détérioration continue de l’environnement. Mais peut-il en être autrement quand ceux-là même censés être responsables de sa mise en valeur ne font même pas la distinction entre les artifices du folklore et l’essence, plus complexe et dense, de la notion de culture ?? Les sommes faramineuses englouties dans les festivals annuels n’eussent-elles pas été mieux investies dans la conservation des manuscrits, en danger de disparition, ou la restauration des habitations anciennes tombées en ruine ?
Aucun projet d’envergure n’a été jusqu’ici initié pour rétablir de manière palpable ce joyau de notre patrimoine civilisationnel. Les références faites ad nauseam par les politiques pour glorifier l’histoire de ce coin du pays relèvent tout simplement de la rhétorique.
Les envolées lyriques de nos poètes se confrontent incontestablement à une réalité beaucoup moins alléchante. Chinguetti se meurt depuis longtemps et rien n’est vraiment entrepris pour secourir cette précieuse demeure nationale en état de détresse. Au lieu d’un effort collectif pour restaurer l’identité de ce trésor culturel et architectural, des individus vont, chacun à sa manière, en dehors de toute forme de régulation ou de coordination, contre le bon sens, jusqu’à abîmer les lieux sous prétexte de les aider. Ainsi, entreprennent-ils, par exemple, de construire, ici et là, sans souci d’harmonie ni tentative d’ajustement, des villas modernes au milieu de la médina ancienne. L’érection de ces monstruosités en béton défigure de plus en plus la place et en altère, à jamais, la spécificité.
Plutôt que de lui donner vie, elles lui ôtent progressivement un trait de marque de sa personnalité, et non le moindre, son identité architecturale. Preuve s’il en est que l’opulence des nouveaux riches n’a pas forcément pour corollaire un raffinement culturel. Si pour Boileau la science sans conscience est une ruine de l’âme, que dire alors de l’effet de l’argent sans culture sur l’environnement et les esprits? Autant dire désastreux !
Le sermon du vendredi à l’ancienne mosquée de Chinguetti est d’une veine particulière. C’est un chef d’œuvre littéraire dont l’esthétique est indicative de la verve légendaire du milieu. Le ton idiosyncratique de la prose confère aux mots une onction d’authenticité qui remonte dans le temps et traverse, à pas cadencés, les paliers d’une riche histoire. Tout y est mais sans excès
et la poésie des mots et la rigueur du contenu. L’orthodoxie du prêche rappelle, sans complaisance, l’orientation malékite de ce lieu de culte immémorial. Et l’itération coranique dénote, elle, la maîtrise sans faille de la science de l’exégèse. L’art de la prédication est poussé aux limites de la prosodie par l’imam septuagénaire rompu au symbolisme allégorique des Écritures. Un imam dont l’accent est, à lui seul, au-delà de l’érudition aisément perceptible du Cheikh, une attestation, sans équivoque, de son appartenance millénaire à ce terroir oublié aujourd’hui du monde.
Les élégies en vers déclamées en chœur à la gloire du prophète, après la prière du Asr, par quelques fidèles soulignent la sanctité de ce mois de l’Hégire. La présence de cette touche de soufisme, en plein cœur de la ville sainte, tranche d’avec la ferveur moins sentimentale de plus en plus en vogue ailleurs ; celle importée plus récemment d’Arabie.
Le souvenir de cette terre sacrée, jadis carrefour de négoce et grand centre d’érudition, est encore vivace dans les cœurs ; et sa nostalgie germe toujours dans les esprits. Sur son sol ocre au relief rocailleux, ceint par des collines de sable en perpétuel mouvement, se croisèrent, autrefois, maintes caravanes d’Afrique et d’Orient. Des marchands épris d’aventurisme les ont sillonnées des siècles durant. Et de preux chevaliers y laissèrent des traces sans souillure, leur magistère moral restant, pour l’éternité, indélébile. La foi était leur principale motivation ; le défi de l’inconnu leur grande passion ; et l’intrépidité leur trait de marque par excellence.
Un détail particulier de l’architecture de la mosquée de Chinguetti frappe d’emblée l’attention du visiteur : les fidèles prient directement sur le sable crissant, le front à même le sol, sans tapis ni paillasson, un sable d’extraction locale dont la propreté est sans reproche. Là, le contraste de couleurs est d’une esthétique hors pair. Une symbiose d’ensemble qui marie la préservation de la tradition avec la sobriété, sans fioritures, de l’acte de dévotion.
Même le rituel de méditation se conjugue avec une prise en compte des contraintes, sans merci, de l’environnement du terroir. La majesté de la nature se déploie sans complexe avec l’iridescence d’un soleil omniprésent dont la timidité saisonnière n’est qu’un leurre. La brillance des jours hivernaux est juste un prélude à la canicule estivale. L’épreuve de chaleur est vécue chaque année avec la patience stoïque des hommes du désert.
Mieux, reconnaître déjà l’existence, dans l’au-delà, d’une géhenne, infiniment plus infernale, pourvoie le cœur du croyant d’une couche supplémentaire d’endurance inépuisable. C’est la gratification de l’Iman ou cette paix intérieure qui infuse d’extase les veines de qui est soumis, corps et âme, à la volonté d’Allah. Ainsi, se dénommait, au commencement, le musulman.
Et les nuances aurifères des escarpements dunaires ? Sont-elles vraiment le résultat des déflagrations volcaniques d’une autre ère ou la conséquence de la chute d’un grand météore ? Le cratère de Guelb Richat à Ouadane laisse planer la possibilité de cette hypothèse.
En effet, cette altération géologique, dont la défiguration du relief est l’évidence, n’est pas l’effet d’une coïncidence, c’est soit la trace d’une visite impromptue, celle d’un bolide céleste surchargé d’énergie interstellaire, soit le souvenir d’une grande éruption du magma local. Une chose est cependant sure : l’âge de Chinguetti recèle les empreintes immortelles de la préhistoire. Sa nuit étoilée est un autre régal. Les étoiles s’y convient à qui mieux mieux chaque soir pour un festin haut en couleurs. Mon œil scrute, avec émerveillement, l’horizon scintillant de la Voie lactée. Ce faisant, je ne peux qu’avoir une pensée pour l’astrophysicien de renom, Neil de Grasse Tyson, dont les gratte-ciel du Bronx obstruaient la vue en permanence, inhibant son désir d’exploration cosmique pendant longtemps. Le paradis astral rêvé de son enfance se dévoile ce mois de l’année, à Chinguetti, dès la disparition des dernières lueurs du jour.
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La chorégraphie lumineuse qu’effectue en chœur la sarabande de constellations au-dessus de la vielle Cité vous donne une idée sur le génie sans limite du Créateur de cet univers. L’intelligence à l’origine de cette beauté sidérale est à vous couper le souffle, l’instant d’une contemplation. Le ciel de Chinguetti est assurément une pléiade intergalactique. La nuit cristalline de son atmosphère en fait un télescope à ciel ouvert ; un paradis nocturne, une émeraude grandeur nature, à observer, à l’œil nu, dans le hinterland de ce Barzakh en déshérence; cette épaule du purgatoire si chère à Cheikh Mohamed El Mamy, qui nous tient lieu de patrie. L’astrologue qu’il était aurait sans doute apprécié la vue de la Grande nébuleuse d’Orion du haut du grand minaret de la médina.
Mohamed Elmoctar Haiba
Texte très intéressant. Beau style littéraire. Félicitations !