En cette ‘dizaine des ânes’, ainsi appelée parce que les jeûneurs trouvent le temps trop lent, signe d’épuisement, je me suis rappelé les mois d’affilée durant lesquels un grand-père à nous acquittait des dettes de jeûne, en compensation de Ramadans qu’il n’avait pu observer pour des raisons de santé. Son alimentation se limitait à ceci : pour le Ftour, sept dattes, puis un bol de zrig (lait caillé brassé à l’eau) ; après la prière du maghrib, une assiettée de viande séchée et pilée, suivie d’un thé, en plus d’un S’hour symbolique.
A l’époque déjà, nous trouvions ce régime frugal à l’excès, et il le paraît encore davantage aujourd’hui, vu l’évolution du mode de vie et des normes diététiques. Pourtant, beaucoup de familles suivent, de nos jours, une alimentation tout aussi sommaire. La différence est que le grand-père agissait de son gré pour se conformer aux vertus d’abstinence portées par le jeûne, tandis que les familles y sont contraintes par privation, face à des prix voltigeant dans une valse endiablée.
Le gouvernement a distribué des kits alimentaires, à côté d’autres aides sociales en faveur de populations défavorisées. Cependant, comme toute action d’assistanat et quels que soient les budgets mobilisés, ces programmes peuvent soulager des démunis pour un temps, sans avoir un réel impact sur la situation globale. Aussi la vie chère s’installe-t-elle dans le quotidien.
Nous sommes en train de remonter l’histoire pour revivre la grande sobriété, telle que nos aïeux l’avaient connue au plus fort des disettes. Les ménages se mettent à une ration de survie. Les mères de familles dépoussièrent la littérature d’antan, histoire d’assaisonner le moral, faute de pouvoir garnir le menu. Elles reprennent à leur compte des axiomes du genre : « le repas d’un suffit pour deux », « le mets du croyant, c’est l’existant », « le garçon grandit plus vite quand on le prive de dîner »…
De tradition, les Mauritaniens ne sont pas tendres avec leurs commerçants, auxquels ils prêtent une prédisposition à la manœuvre et une propension à faire argent de tout, un état d’esprit qui leur vaut l’adage bien connu : « tout commerçant est… », réputé même être un hadith. Mais ce n’était pas vraiment méchant, du moment que les besoins étaient modestes et la marge de bénéfice restait raisonnable. Juste une ambiance de boutique du coin.
Au fil du temps, la familiarité cède le pas aux notions dépersonnalisées de consommateurs, d’hommes d’affaires et de marchés. A mesure que les besoins explosent, le goût du profit s’impose. Seuls les revenus restent à la traîne. De sorte que les rapports sont entrés dans une logique de confrontation où l’Etat est censé arbitrer, sur la base d’une politique des prix qui régule le marché et défend le pouvoir d’achat du citoyen. Seulement, l’arbitrage étant aussi une question de style, pas uniquement de sifflet, on préfère calmer les joueurs et laisser jouer.
Alors, les prix grimpent allègrement et ne redescendent jamais, pas même quand les cours des produits sont en chute libre à l’échelle mondiale, ni quand l’Etat accorde des subventions, sous forme d’allègements fiscaux ou d’exonérations en douane, en vue de compenser les surcoûts à l’importation. Pour le consommateur, les tours au marché se font chaque fois plus brefs, les achats plus maigrichons et le moral plus bas.
En cause, la course à l’enrichissement rapide. En effet, la montée en puissance du pouvoir de l’argent, les opportunités qu’il offre, tel un magique « Sésame ouvre-toi », et la couverture tous risques qu’il génère créent une incompressible envie d’amasser le maximum de ressources en un temps record. Un proverbe dit que « la richesse d’ici-bas est comme le feu : plus il reçoit du bois, plus il s’enflamme ». Du coup, les marges bénéficiaires se sont débridées.
A présent, les commerçants peuvent se targuer d’être la seule force vive de la Nation, après avoir écrasé toutes les autres sous le poids d’un coût de vie impitoyable, et fait de l’argent la clef de la réussite. Des jeunes qui prennent le large dans une ruée périlleuse à la recherche d’un improbable Eldorado, des intellectuels qui battent de l’aile, trop fauchés pour briguer des responsabilités électives : l’arène se dégage pour des combats de porte-monnaie.
La percée du monde des affaires dans les arcanes de la politique confirme cette donne et renforce le positionnement que celui-ci ambitionne comme partenaire privilégié de l’Etat, non sans une pensée pour le retour sur investissement. Ce partenariat est déjà formalisé sous l’appellation PPP (partenariat public-privé). On a vu comment il a ouvert au privé l’accès aux plus hautes activités officielles. On attend toujours de voir quelles seraient ses retombées sur la situation des marchés.
Pour l’instant en tout cas, la question des prix semble être logée sous l’enseigne d’une autre triple consonne, CCC (C’est Comme Ça), personne n’y peut rien. C’est la loi du prix fort.
Mohamed Salem Elouma Memah
Entre-citoyens